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Le Train des Sables

Pensée d'aujourd'hui...

Parfois le train connaissait de longues périodes rectilignes ; alors il fendait l’immensité nue du désert comme l’étrave d’un navire ouvre un sillon à la surface de l’océan, où certes le grain ne peut mûrir, mais où le rêve trouve un humus propice à sa floraison, comme en témoignent les mille moires scintillant du plein midi, signaux des songes marins enfouis remontant quelques instants à la surface pour venir rappeler la vie des profondeurs à ceux qui logent par-delà. Semblablement, de part et d’autre de la voie ferrée qui séparait la steppe de sable en deux moitiés à la gémellité illusoire, la silice reflétait par myriades, à perte de vue, de minuscules brisures de lumière qui, éclats de faïences d’un palimpseste éphémère, se faisaient l’écho d’une dimension aveugle. Comme l’eau dont il est en partie composé, le sable n’est point fertile. Non moins toutefois que les mers ne recèle-t’il une faune de souvenirs contrebandiers, à qui il offre une gangue protectrice, comme l’ambre aux insectes. Ainsi d’autres fois, en vertu d’un effet de diffraction onirique et sans que jamais ces accidents ne soient ressentis avec brutalité, le fer se recourbe, les wagons se penchent très légèrement, et l’on se persuade de voir planer au-dessus des sables le spectre de vies consumées par l’obsession de l’horizon.

Ce dernier est au soir si dégagé que c’est sans obstacle aucun que l’on voit la nuit se lever et s’étendre comme une tâche d’encre. Nous roulons vers l’Est et l’empire nocturne s’ouvre à la manière d’une gueule considérable, semblant nous avaler lorsqu’est dépassé le point d’équilibre d’avec la clarté diurne, et que nous basculons dans le noir étoilée. Je n’apprendrai rien à ceux qui ont navigué sur l’étendue désertique en leur disant que la luminosité nocturne y phosphore d’une intensité secrète, prompte à percer les consciences dépolies et à fracturer les miroirs déformants où viennent mentir les enveloppes terrestres. Le lancinant fracas des roues métalliques sur les rails refroidies rend lui-même une musique plus limpide dont l’écho se poursuit dans la nuit avec une fluidité remarquable…

Je serais tout à fait incapable de dire depuis combien de temps nous roulons, deux semaines, trois mois, un an ? Le cycle des levers et des couchers a d’abord amolli le temps pour ensuite l’annuler complètement ; enfin les heures ont acquis un goût d’infini. Mais cette transmutation s’est opérée comme de l’intérieur, c’est comme si l’éternité avait implosé l’instant. C’est une sensation fort étrange dont je doute que l’on guérisse, même à retrouver une expérience quotidienne, quantifiable du temps. Il est possible que celui-ci ait ainsi été rendu à son essence réelle, qui est peut-être précisément de n’en pas avoir, d’être le néant…Toutefois, il est important de le noter, cette annihilation du temps n’ampute pas du souci et de la certitude du lendemain, qui pour les passagers de ce train coïncident avec le bout du voyage…Ainsi mon esprit a beau avoir perdu l’usage des minutes, il ne peut pour autant cesser de s’interroger sur la durée qui nous sépare de l’arrivée au terme …

Les premiers jours, je n’étais pas seul dans mon wagon. Il y avait au fond derrière moi un vieil homme sans bagages que je dois bien avouer ne pas avoir vu disparaître. Il avait attiré mon attention par le port noble de son chef et la profondeur de son regard, ses pupilles apparaissant comme deux vortex dans le petit miroir tiré de mon nécessaire de voyage…J’ai eu l’intuition, depuis son brusque effacement, que sa perception du temps devait, dès notre départ, déjà être affranchie de toute mesure, et que sa vareuse cachait probablement un corps déjà subtil, tissé d’astres et de comètes. Il n’est pas impossible, me disais-je, que cet homme ait été employé par l’étrange compagnie ferroviaire qui nous convoie. Pour autant que je m’en rappelle, le comptoir où je réservai mon billet était une sorte d’hacienda désaffectée dont la terrasse donnait sur tout l’arc de la baie, dans ce village équatorial où le désert se jette directement dans l’eau sans transition de végétation aucune, même de la plus sèche espèce…Je n’avais deviné que subrepticement le regard du commis à la vente des titres de transports, mais il me semble avoir été frappé par un éclair d’inconnu dans ses yeux, quelque chose comme une rupture de niveau, un renversement de cap, une inversion de pôles…Je devais partir le plus rapidement possible et je pris donc une place pour le départ le plus imminent.

Tous n’ont pas gardé la mémoire dans le wagon que j’occupe, et les parents des deux jeunes adolescents que j’aperçois de biais à l’autre bout de l’habitacle, une belle fille brune à la chevelure ondulante comme une algue, et son frère apparemment trépané si l’on en juge par l’expression d’abrutissement qui caractérise sa physionomie marmoréenne, ont été incapables de répondre à la moindre question concernant les raisons de leur voyage. Toujours très affables, ils ne savent plus que me rétorquer de larges sourires niais et des considérations météorologiques tout à fait incongrues…Evidemment, je n’insiste pas et lorsque je passe devant leurs sièges qu’ils ne quittent plus, pas plus d’ailleurs qu’un silence attestant une telle amnésie qu’elle ne peut aller sans une perte de la faculté du langage, je leur adresse un aussi cordial que rapide salut de mon Panama…Leur mutisme absolu semble tendre vers une prochaine et complète immobilité, puis une totale absence au monde extérieur. Je n’exclue pas de les voir se dématérialiser un matin, lorsque le soleil vient incendier les jointures de cuivre du mobilier en bois de ce train de facture ancienne…Leur peau comme la mienne s’est peu à peu brunie, a été poncée progressivement par les sables qui lui confèrent un toucher plus rugueux.

Ce monstre de ferraille aux vertèbres disloquées qui nous achemine présente un extérieur altier, sa carcasse de vermeil rutile aux rayons du soleil. J’ai du me résoudre, quelque matin, à franchir le sas menant au wagon suivant. J’en ai traversé plusieurs aussi inhabités que le paysage que parcourons…Deux, dix ou vingt, je ne sais plus…Puis, en laissant se refermer dans mon dos le battant de bois exotique d’un énième compartiment vide, je parvins au seuil de ce que, n’était la cadence régulière des roues sur le fer du chemin, balafrée de crissements intermittents, on eût peine à reconnaître pour un wagon…Le lieu tenait de la serre tropicale. De multiples essences barraient le chemin de leur larges feuilles grasses…Je les écartai pour continuer mon chemin, utilisant mon bras comme une machette. Des cris d’oiseaux résonnaient à travers l’espace dont on ne pouvait plus estimer hauteur, largeur, ni profondeur…Tout à coup, ayant dépassé un tronc massif, je butai sur une manière de bar derrière lequel un serveur s’appliquait à faire briller ses verres…Je le saluai avec déférence, il me répondit avec componction. Je commandai une bouteille d’eau minérale. Après quelques instants de lourd silence, j’entrepris de questionner l’employé :

- " Pourriez-vous me rappeler quelle est la destination finale de ce train ? ", lui demandai-je, feignant de descendre avant le terminus et de poser cette question par simple curiosité. Il me fixa et je reconnus dans ses yeux l’affleurement du précipice entr’aperçu chez tous ses collègues…

-  "Apprenez,  Monsieur, qu'il n’y pas d’arrêt avant le terminus. Cette bouteille vous coûtera la somme de indiquée sur cette pancarte. "Je payai et rejoignai précipatamment, confus, la sortie du wagon-bar après m’être frayé une voie parmi les arbres et plantes qui m’en séparaient.

A l'entrée du wagon suivant, je vis un homme qui, à quelques mètres devant moi, scrutait un plan placardé au mur du couloir sur lequel je comptai trouver comme lui quelques éclaircissements sur le trajet que nous emprutions et notamment son terminus. Alors que j'allais aborder cet être qui semblait entretenir avec moi cette communauté d’intérêt, il fit une brusquement volte-face, manqua de me renveser et je n'eus que le temps de considérer fugacement l'effroi de son regard, avant de le voir disparaître dans des cris d'angoisse...Je m'approchai à mon tour de la carte : avant de les distinguer avec précision, je fus surpris de constater que contrairement aux allégations du barman, notre ligne comptait plusieurs stations…Quel ne fut pas mon étonnement lorsque que je vis que chacune d’entre elles indiquait un lieu de ma vie! Depuis la maison d’enfance, le pensionnat de sous-préfecture, l’université américaine, jusqu’à cette vallée où j'avais niché la solitude de mes dernières années! Après cette dernière demeure, le tracé s'effaçait insensiblement comme une ligne de main, s'abolissant sans bruit comme un petit chemin de forêt...Sans doutes, l'homme avait-il vu un semblable rappel des étapes de son existence...

Il me sembla tout à coup que le train subissait une accélération. Dehors en effet, à travers le hublot, le paysage défilait maintenant si vite que bientôt les couleurs se fondraient les unes dans les autres et les contours du paysage s’effaceraient au point de résoudre le champ de vision à une gigantesque traînée lumineuse…Une voix se fit entendre, murmurée par les haut-parleurs :

- " Chers voyageurs, nous allons bientôt arrivés, veuillez bien regagner vos places. "

J’étais pour ma part trop loin de la mienne, et j’étais presque arrivé en tête de train, je touchai la locomotive. Devant nous la voie ferrée finissait en effet, noyée dans les sables…Le conducteur dont je vois le dos commence à se contracter en son centre pour voir son corps adopter la forme d’une spirale…La nuit lactée saigne. Le bois et le métal du train commence à se dissoudre dans l’air…Je vois mon bras qui commence à se consteller, mon torse se draper de lune…

Le temps est le voile qui nous sépare de la vision.

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